Et voilà Weï Long-hao (Wei Lung-hao) et Wou Tchao-nan (Wu Chao-nan) qui apparaissent sur la scène en saluant les spectateurs avec de nombreuses courbettes. Ainsi, le public a aussitôt reconnu la représentation du siang-cheng.
Le siang-cheng (相聲, saynète, litt. «échange de voix») est une saynète dialoguée par des ménestrels (說唱, chouo-tchang) chinois, rarement monologuée, toujours interprêtée en pékinois avec vivacité et humour sans décors, lumière, musique ni autres effets de scène particuliers. La part artistique du siang-cheng est entièrement laissée aux acteurs, à leur présence et leur éloquence. Il diffère essentiellement du théâtre ordinaire par son expression toute orale alors que le théâtre dépend aussi du jeu des acteurs et des effets de scène. En d'autres termes, le siang-cheng emploie uniquement le verbe pour exprimer l'action alors que le théâtre use de l'action pour renforcer le verbe. C'est pourquoi les acteurs du siang-cheng peuvent interprêter différents rôles. Parlant des faits et gestes d'un premier rôle, l'acteur en est aussi le personnage. Dans un autre sketch, il aura nécessairement changé de rôle et, souvent, de personnage. Au théâtre, le même acteur joue en général le même rôle et développe les caractéristiques du personnage durant toute la pièce.
Weï Long-hao, grand artiste du siang-cheng, le fait remonter à la dynastie T'ang (618-907). Il proviendrait du tsan-kiun-hi(參軍戲), ou spectacle de l'officier. L'ouvrage Des gens pour les gens (從民間來到民間去, Tsong min-kien laï tao min-kien kiu) , compilé par la librairie Ho-lo, note que le spectacle de l'officier était connu comme les Taquineries de l'officier (弄參軍, Nong tsan-kiun) ou encore les Farces de l'officier (打參軍, Ta tsan-kiun). Comme son nom l'indique, c'était une représentation satirico-comique.
On en retrouve pourtant les formes déjà bien avant sous la dynastie Tsin (265-420). Le tsan-kiun était en effet un officier d'état-major qui était assez vénal à l'époque. A travers les «farces» qui l'entouraient, on créa le spectacle de l'officier, ou «spectacle du tsan-kiun».
Le tsan-kiun était joué par un acteur portant la grande robe verte et le couvre chef de l'officier tandis qu'un second acteur, appelé tsang-hou 蒼鶻), se vêtait d'habits ordinaires du péquin. Avec le temps et l'évolution des mœurs, le « tsan-kiun» devint le comique complètement dépassé par l'ordinaire tsan-hou.
Toujours selon Weï Long-hao, si le siang-cheng provient bien du spectacle du tsan-kiun, ce n'est pas son unique origine. On note tout d'abord que le siang-cheng se situe dans le comique alors que le tsang-kiun mélange d'autres genres et accepte la présence féminine sur la scène, ce que ne connaît pas le siang-cheng. On ne retrouve guère avant le règne Tong-tche 1862-1874) de l'empereur mandchou Mou-tsong de pièces écrites du siang-cheng.
Un lettré diplômé de cette époque, Tchou Chao-wen, se préparait à passer les examens impériaux à Pékin. Mais la découverte de la corruption de l'administration mandchoue et des pratiques peu honnêtes du système des examens l'en dissuadèrent. Abandonnant ses projets, il se plongea dans le monde fictif de l'opéra de Pékin. En tant que fin lettré, il développa ses idées sur cet art et s'identifia par quelques essais.
La plupart des acteurs de l'opéra de Pékin étaient issus de familles pauvres et très peu avaient reçu la moindre scolarisation. Aussi apprenaient-ils d'anciens acteurs un par un les phrases et les mots d'un livret qu'ils parvenaient ainsi à se mémoriser. Mais avec les années et les générations d'acteurs, des erreurs de texte et d'interprétation se sont glissées et se sont transmises comme vraies. La critique sévère de Tchou Chao-wen fut aussitôt rejetée, tant qu'il fut obligé de quitter le monde lyrique chinois. Il n'en continua pas moins de jouer dans la rue.
A Tien-kiao (天橋), dans les quartiers sud de Pékin, Tchou Chao-wen balayait le sol pour faire sa scène qu'il appelait « centre d'attraction ». Dans ce centre, il jouait son spectacle. Autour, était le parterre du public pour lequel il écrivait inlassablement le même couplet sur le sol avec du sable blanc: « Ayant beaucoup de connaissances, je n'ai pas peur de la pauvreté. C'est leur richesse qui me fait jouer sur ce sol. »
Il devient peu à peu connu de tout le public de Tien-kiao qui l'avait vite sur¬ nommé Kiong-pou-pa (窮不怕, Ne craint pas la pauvreté). C'était en fait trois des caractères significatifs de son couplet. Il est probable qu'il créa à l'époque la forme monologuée du siang-cheng. Tchou Chao-wen prit par la suite quatre personnes qui lui donnaient parfois la réplique ou jouaient entre eux. Ainsi naquit le «duo», ou siang-cheng proprement dit.
Toutefois Weï Long-hao et Tchen Yi-an (Chen I-an), pour leur part, en font remonter l'origine quelques siècles plutôt, à la chute de la dynastie Ming et au début de la dynastie Ts’ing, soit la seconde moitié du XVIIe siècle de notre ère.
De nombreux mandarins en fonction sous la dynastie chinoise Ming 1368-1644) peu désireux de servir les nouveaux conquérants mandchous abandonnèrent leur poste. Mais, avec beaucoup de nostalgie sur les temps passés, ils n'en continuaient pas moins de se réunir à des banquets au cours desquels ils composaient divers pamphlets de forme comique à l'égard du nouveau régime afin d'en éviter les mesures de représailles. Dans le même esprit, ils jouaient souvent le rôle de domestiques pleins de verve et d'ironie pour distraire leurs hôtes. Peu à peu, ces dialogues d'allure comique s'imitèrent vite à l'extérieur.
En tout cas, le style du siang-cheng d'aujourd'hui s'est institutionnalisé vers la fin du XlXe siècle et a atteint son âge d'or sous les débuts de la République, notamment en Chine du Nord dans la région du Grand Pékin.
Il existe quatre grands principes pour le siang-cheng : chouo, siué, teou et tchang 說,學,逗,唱, parler, mimer, faire rire, chanter).
- Chouo est essentiel pour réciter un poème, poser une devinette, raconter une plaisanterie, narrer une histoire.
- Siué doit pouvoir décrire toutes les situations avec les différents sons produits en telle ou telle circonstance. C'est encore lui qui offre l'origine d'un accent ou les paroles d'un dialecte.
- Teou est plus particulier pour l'effet comique du siang-chengpar le ton, la rapidité ou la lenteur d'une réplique qui sait amuser le public.
- Tchang est l'indispensable accompagnement (vocal) musical. Chantée sur un air connu, une histoire peut à l'exemple de l'opéra de Pékin décrire aussitôt l'environnement, une région ou une situation.
Chouo et tchang sont donc les moyens oraux de l'expression tandis que siué et teou sont les éléments accompagnateurs indispensables du jeu comique. On peut le jouer à trois ou quatre acteurs. On a vu jusqu'à dix ou vingt acteurs l'interpréter, mais le plus courant reste tout de même le duo. Le siang-cheng en monologue est un style extrêmement difficile, car il exige de la même personne les quatre principes. Il est ici assez proche d'un autre art folklorique chinois, le mime vocal. On le retrouve assez souvent comme divertissement en avant programme d'un grand spectacle.
Dans le siang-cheng proprement dit, dialogué, l'acteur principal est le teou- ken-te (鬪眼的) ou le che-houo-te (使活的) et le second le pen-ken-te (棒眼的) ou bien le Liang-houo-te (量活的) qui place les (contre-)vérités dans le jeu. L'intrigue plaisante du siang-chengest appelée pao-jou (包袱, le manteau). Le second acteur est justement celui qui dénoue le pao-jou. Un connaisseur écoute donc très attentivement le pen-ken-te.
Etudiants sinisants goûtant du siang-cheng.
Au début de la République, les acteurs de siang-cheng portaient ordinairement la grande toge chinoise, ou tchang-pao (長袍), longue robe à col serré, et le ma-koua (馬褂), petite veste de même style, par-dessus. Généralement, ils tiennent en mains un éventail, un mouchoir ou un king-tang-mou (驚堂木), un instrument en bois que l'on fait claquer pour accompagner un récit ou un jeu de scène. L'éventail est assez important pour une telle représentation. Il peut, dans l'imagination, devenir une arme, blanche ou à feu, un livre ou tout autre chose. Il est utilisé à bon escient pour taper notamment l'interlocuteur, en général pour en renchérir la niaiserie, ce qui provoque l'amusement général, ou tout simplement pour se venter avec le sentiment d'avoir tout su tout compris.
Les thèmes du siang-cheng sont puisés dans différents domaines, les sciences, la littérature, les coutumes locales ou la vie de tous les jours. Chaque sketch, ou touan-tseu (段子), présente une histoire définie que les circonstance peuvent altérer selon un context donné. Sans trop de mouvements de scène, ni accessoires ni décors, dépendant principalement de l'éloquence des acteurs, c'est un tout autre climat de bonne humeur que ressent le public. L'acteur y est intelligent, vif et surtout prompt à la répartie et les thèmes sont régulièrement renouvelés avec le dénouement toujours pour la fin.
La création d'un pao-jou et son dénouement sont le point critique du siang cheng qui est peut-être le refuge de la comédie chinoise et, comme telle, plus difficile à se faire apprécier. En fait, il y a de nombreuses répétitions avant de monter sur scène.
San-fan sseu-teou
(三翻四抖) est la technique la plus courante qui amène au dénouement. Le teou-ken-te va jusqu'à utiliser assez vivement trois interrogations pour amener le pen-ken-te à suivre sa lancée. Et la quatrième, il en donne l'issue comique.- Avez-vous jamais conduit une voiture?(Avec satisfaction)- Bien sûr que si!
- Et sur une autoroute?
(L'air vantard) - Bah, oui!
- Avez-vous doublez les autres?
(Sur le même ton) - Bien sûr, voyons!
- Vous n'avez jamais écraser quelqu'un?
- Mais si! ... Euh, euh ... Non, non ... !
En plus du san-fan sseu-teou, Weï Long-hao compte vingt et une autres techniques pour dénouer le pao-jou.
Se rappelant ses années de jeunesse, Weï Long-hao allait souvent écouter du siang-cheng à Tien-kiao (Pékin) où se trouvait un théâtre spécial pour cet art. S'il arrivait que les sujets fussent obscènes, la représentation était pour messieurs seulement. Là, on priait les dames de sortir. Dans les théâtres où tous les genres étaient représentés, les sujets étaient toujours décents. Avec la radio, le siang-cheng s'est complètement débarrassé d'obscénités puisqu'il pouvait touché un public beaucoup plus vaste. Mais comme une des deux essences du siang-cheng, la présence physique, ne pouvait se transmettre par les ondes, il fallait la compenser par le récit.
La formation d'acteurs du siang-cheng dépendait notamment des maîtres. Celui-ci lisait un texte que le nouveau en apprenait par cœur la diction. A Pékin, à la maison de thé Tsi-ming (啟明) où les grands maîtres de cet art jouaient, les élèves s'alignaient contre le mur dans la salle d'arrière pour en apprendre les scènes. Après un spectacle d'ordinaire, un maître appelait sur la scène un des élèves pour la répétition comme second. En ces beaux jours à Pékin, beaucoup d'entre eux étaient formés comme ils n'avaient encore qu'une dizaine d'années. La formation comprenait :
Le kouan-keou-houo (貫口活), les torsions de la langue, les réparties et les noms de diverses spécialités culinaires du Man-han tsiuan-si (滿漢全席, les banquets impériaux sino-mandchous).
Le touei tseu houo (腿子活), les gestes et chansons, ainsi que l'adresse dans le maniement des accessoires (éventail, mouchoir).
Le kiué keou houo (怯口活), les coutumes régionales et les dialectes provinciaux.
Le lettré Tien Han a traité avec beaucoup de respect de cette formation pour le siang-cheng, le décrivant comme une formation «intelligente, attachant la plus grande importance à l'alerte et la réflexion». Il donnait pour exemple l'enseignement de Tchang Lien-an à son fils de sept ans, Tchang Pao-kouen, qui, plus tard sous le nom de Siao Mo-kou, devint un grand interprète patriote du siang-cheng. Le père demanda à son fils :
- A la fin d’un spectacle, comme on collecte un peu d’argent, un grand personnage donne plusieurs pièces de monnaie, que doit-on répondre?
Siao Mo-kou fit silencieusement une grande révérence.
- Très bien. Et si ce personnage ne donne rien mais ne quitte pas les lieux, com ment doit-on réagir ?
Siao Mo-kou fit à nouveau une grande courbette.
- Tiens ? S’il ne donne pas d'argent pourquoi le saluer encore ?
- Je désire le remercier de rester là en honorant notre spectacle.
- Très bien. Mais si ce personnage, voyant arriver la fin, se lève et s'en va, que faites-vous?
Siao Mo-kou fit encore une révérence.
- Mais cette personne ne paie rien, ni n’honore rien ... Que signifie cette courbette?
- J’espérais qu'il partît plus tôt. Je le remercie donc d'être enfin parti.
Tchang Lien-an après cette répartie déclara tout heureux : « Cet enfant avait de la suite dans les idées et était fait pour monter sur les planches. »
Pendant longtemps, le siang-cheng a erré de place en place (en chinois, tseou kiang hou [走江湖, aller par fleuve et par lac]). On ne vendait point de billet et la contribution du spectateur était laissée à sa générosité ... Il appartenait aux élèves en formation auprès de maîtres de collecter les dons à la fin d'un spectacle.
L'une des particularités du siang-cheng est que le chouo (parler) s'exprime en langue nationale, ou kouo-yu (國語), c'est-à-dire le mandarin du Nord selon la prononciation de Pékin. Il a hérité de l'expérience vivante d'un peuple, de ses manies de langage, son humour, ses anecdotes, sa musique, son art lyrique, ses idées religieuses. Le phénomène social, sujet d'ironie et d'humour, est un thème éducatif populaire. Enfin, c'est un loisir complémentaire de haute valeur.
Malheureusement, avec les moyens de communication de détente, ce vieil art populaire, comme beaucoup d'autres, est quelque peu en déclin. Et c'est aussi le fait que beaucoup d'artistes du siang-cheng venus du continent, qui ont aujourd'hui quitté le monde du spectacle n'ont guère enseigner leur art à la génération montante.
Weï Long-hao a tout de même transmis cette forme du rire du passé en l'enseignant à l'université en ayant notamment compilés et réorganisés divers anciens matériaux. A cet égard, il rappelle volontiers qu'un professeur de si nologie de l'Université de Wisconsin lui indiquait que des bandes enregistrées de siang-cheng faisaient partie des matériaux d'enseignement pour les étudiants sinisants aux Etats-Unis.
Aujourd'hui, le nouveau spectacle sur scène La nuit où nous sommes devenus des artistes du siang-cheng a obtenu un très grand succès, et déjà la presse des spectacles se tournent vers les vieux sketchs qui ont tant fait rire nos parents et grands-parents avec l'espoir d'en entendre beaucoup d'autres. ■
Photographie de Chen Min-jeng